La déconstruction des inégalités de genre dès le plus jeune âge



Comment se construisent les inégalités de genre ? D’où viennent-elles et quels sont les mécanismes à l’œuvre dans leur émergence ? Décryptage sur le principal parmi ces derniers : les stéréotypes.


« La progression du nombre de femmes ingénieures ou cadres ne doit pas nous faire oublier le sous-emploi des caissières et le surchômage des ouvrières ». Avec cette affirmation, la sociologue Margaret Maruani, spécialiste des évolutions qui affectent le marché du travail depuis les années 60, met en garde face à la tentation de se contenter un peu trop vite des avancées récentes en faveur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Ces avancées sont en effet réelles, mais la persistance des inégalités l’est tout autant.

Parmi les terrains propices à ces inégalités, l’orientation professionnelle en constitue un non négligeable : à elles le médico-social, à eux l’ingénierie. Malgré les efforts pour changer la donne et leurs résultats, les femmes restent cantonnées dans un groupe très restreint de métiers selon l’INSEE, des métiers davantage précaires qui plus est. Comment ces inégalités se construisent-elles ? Quelle en est la matrice ? Pourquoi ces choix d’orientation genrés perdurent-ils ?




À la racine des inégalités de genre : les stéréotypes

La réponse se trouve en grande partie dans la prégnance des stéréotypes.Le Larousse les définit comme des « caractérisations symboliques et schématiques d'un groupe qui s'appuie[nt] sur des attentes et des jugements de routine ». De manière plus concise, on peut définir les stéréotypes comme des idées simplifiées et communément partagées. Ainsi, l’affirmation « les garçons sont plus doués que les filles en mathématiques » repose sur un stéréotype de genre selon lequel les hommes seraient naturellement plus enclins à exceller en maths. Les stéréotypes enferment ainsi les individus dans des catégories en fonction de leurs caractéristiques, quelles qu’elles soient ; il existe en effet des stéréotypes basés sur le genre, mais aussi sur l’âge, la classe sociale et un nombre incalculable de critères. Les stéréotypes ne se fondent pas sur des faits, mais sont pourtant partagés par une grande partie de la population, ce qui a des conséquences non négligeables sur les personnes ciblées..

Sur le plan individuel, les stéréotypes peuvent en effet provoquer des comportements d’auto-censure. Par exemple, une élève intéressée par les mathématiques peut décider de choisir une filière littéraire par crainte de ne pas être à la hauteur de ses camarades garçons, car elle aurait intériorisé le stéréotype qui statue que les maths sont une discipline naturellement masculine. Elle pourrait se convaincre ainsi qu’elle aura davantage de difficultés que les garçons pour réussir en maths, ce qui n’a pourtant aucun fondement scientifique puisqu’il n’existe pas de différence entre les cerveaux féminin et masculin.

De manière connexe, il a été montré que l’intériorisation des stéréotypes par les individus peut être accompagnée d’une conformation à ces derniers conduisant à une perte d’efficacité. Le chercheur Claude Steele a théorisé en effet ce qu’il appelle « la menace du stéréotype », théorie confirmée lors d’une expérience renouvelée en 1999 qui consistait à faire résoudre un problème mathématique par deux groupes mixtes en termes de genre. Le premier groupe n’a pas reçu de consigne particulière, alors que le deuxième s’est vu dire que femmes et hommes réussissaient pareillement l’exercice. De manière éloquente, les femmes du premier groupe ont moins bien réussi que leurs homologues masculins, alors que les résultats dans le deuxième groupe ont été équivalents entre les deux genres. La différence ? Les femmes du premier groupe se sont conformées au stéréotype selon lequel elles seraient moins douées que les hommes en mathématiques, alors que celles du deuxième groupe ont pu consciemment dépasser cette pensée limitante, aidées par la consigne qui leur rappelle que femmes et hommes sont également capables intellectuellement.

Enfin, sur le plan systémique les stéréotypes se trouvent à l’origine d’agissements inégalitaires voire discriminatoires. Ainsi, une élève exprimant une volonté de s’orienter vers un métier masculinisé (comme peuvent l’être les métiers de l’Armée, par exemple) risque de devoir affronter des discours destinés à la décourager émergeant de son entourage scolaire, familial ou social. Cette élève se trouverait ainsi dans une situation inégalitaire en comparaison avec ses camarades masculins, qui ne doivent pas subir de telles pressions. Si ces dernières sont suffisamment fortes pour contraindre le choix de l’élève, c’est son droit « à une information gratuite, complète et objective sur les métiers, les formations, les certifications, les débouchés et les niveaux de rémunération, ainsi que […] à des services de conseil et d'accompagnement en orientation de qualité et organisés en réseaux » qui est bafoué. Ce droit à l'orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie serait ainsi compromis sur la base d’un critère de discrimination reconnu par la loi (le sexe).

Source : Défenseur des droits


La construction et la déconstruction des stéréotypes de genre

D’où viennent les stéréotypes ? Quand et comment se construisent-ils ? Mais surtout : est-ce possible de les déconstruire ? Les sciences cognitives comme les sciences humaines et sociales ont largement étudié ces questions. Bien que le consensus ne soit pas toujours de mise entre ces différentes disciplines, il existe un accord autour de la construction des stéréotypes chez les individus dès leur plus jeune âge. L’intériorisation des stéréotypes intervient chez les enfants en même temps que d’autres processus psycho-sociaux tels que l’identification, l’imitation ou la catégorisation ; c’est ce double mouvement complexe entre intériorisation des stéréotypes de genre et mécanismes psycho-sociaux qui participe à la construction de l’identité sexuée des enfants.

Puisque cet article traite des stéréotypes de genre, nous nous interrogeons sur la question suivante : qui véhicule les stéréotypes intériorisés par les enfants ? Quatre parties prenantes en sont principalement responsables : la famille, la crèche, l’école et les médias pour enfants.

Les stéréotypes au sein de la famille se trouvent par exemple à l’origine de la répartition genrée des activités de loisir : des recherches montrent en effet que lire ou écouter de la musique sont des loisirs plus fréquemment partagés entre mères et filles, alors que les jeux vidéo ou les activités multimédia sont plus récurrentes dans les relations pères-fils. Les loisirs « calmes » seraient ainsi davantage appropriés pour les filles et les femmes, là où les activités plus engageantes correspondraient mieux aux garçons et aux hommes. Sauf à grandir dans une famille où ces stéréotypes ont été brisés, ces idées reçues ont beaucoup de chances d’être intériorisées par les enfants. Ces constats aident à comprendre la ségrégation des filles et des garçons dans les filières scolaires, communément associées, tout comme les loisirs et activités quotidiennes, au masculin ou au féminin.

Le rôle de la famille ne doit cependant pas occulter l’importance de celui des lieux d’accueil de la petite enfance, telles les crèches. Là aussi, des chercheur·euses ont observé comment les stéréotypes de genre du personnel amènent les professionnel·les à se comporter différemment avec les enfants en fonction de leur genre. Par exemple, elles et ils vont encourager les capacités physiques des garçons, vont prêter plus attention à l’apparence physique des filles et vont favoriser les interactions d’un garçon avec d’autres garçons plutôt qu’avec des filles.

Des mécanismes similaires sont à l’œuvre à l’école, où le matériel éducatif combiné aux stéréotypes de certain·es enseignant·es s’avèrent problématiques. Il a par exemple été montré que les formules imagées utilisées par des enseignant·es pour illustrer leurs explications véhiculent souvent leurs idées reçues en matière de genre ; c’est souvent le cas des exemples utilisés pour formuler un problème mathématique : « maman fait les courses », « papa conduit d’Avignon à Nice »…

Enfin, certains livres, contes, dessins animés et autres médias pour enfants contribuent également à transmettre des stéréotypes de genre intériorisés par les jeunes publics. Des progrès sont à célébrer, mais des chercheur·euses pointent toujours la prédominance des personnages masculins, l’assignation d’activités futiles aux personnages féminins ou la passivité attribuée à ces derniers, contrastant fortement avec l’activité des personnages masculins, pour qui il s’agit davantage de réaliser des projets et des désirs.

Source : Adobe Stock


Les stéréotypes sont omniprésents et opèrent depuis la toute petite enfance des individus. Or, bien qu’on ne puisse pas y échapper totalement, les déconstruire reste tout à fait possible. Une réflexion honnête et éclairée permet en effet de questionner ces idées qu’on n’a pas l’habitude d’interroger, tellement elles sont galvaudées. Puisque les recherches nous apprennent que les stéréotypes exercent une influence sur la construction sociale des enfants, nous aurions beaucoup à gagner en tant que société à œuvrer pour une éducation moins stéréotypée, et ce pour l’éducation dispensée par les parents tout autant que pour celle provenant de la crèche, de l’école ou de tout média ciblant les enfants. Moins les stéréotypes s’installent, moins l’effort nécessaire à leur déconstruction est important.